Le Hai de ces deux mots est formé de deux kanji Hi en haut, qui peut être une négation et Kuruma qui est la voiture, la roue, le char.

Dans le dictionnaire étymologique, la partie supérieure serait les ailes qui font avancer le char. Comme toute interprétation étymologique des kanji, il faut y mettre beaucoup de précautions car les scribes de l’époque, restons-en conscients, n’avaient pas encore de système d’écriture pour nous expliquer par quel chemin ils étaient passés pour arriver à telle ou telle graphie. La traduction actuelle du kanji est « compagnon, copain, ligne, groupe ».

SEMPAI-KOHAI

Le Sen de Sempai (le n devient m à cause du « p ») veut dire avant, antérieur, précédent, aîné.
Le Kô de Kôhai veut dire « après, derrière ».
La calligraphie et son explication sont de Pascal Krieger.

Lorsqu’on adopte une philosophie, qu’on étudie un art martial venu d’ailleurs, qu’on apprend les termes qui lui sont propres, l’assimilation ne devrait pas se limiter aux gestes, aux mots et à leur stricte signification.

Choisir et « entrer » dans un art martial japonais implique de faire siens également les principes qui le régissent et en sont l’essence. L’aïkido ne saurait se résumer à des techniques. Débuter dans l’aïkido, comme d’ailleurs dans n’importe quelle discipline, c’est accepter que tout ce qu’on apprend nous vienne non seulement des enseignants, mais aussi des « anciens ».

En japonais, les « anciens » s’appellent sempai, et les nouveaux arrivés kôhai. Quant à deux élèves de même ancienneté, ils sont mutuellement des dohai. L’image du groupe sempai-kôhai est peut-être celle d’un convoi, d’une caravane qui va vers un but commun à tous ceux qui sont admis en son sein. Donc, les participants sont liés par cela. Il y a ceux qui sont anciens (sen) et ceux qui sont venus après (kô).

On pourrait aussi bien comparer ce groupe aux « cellules pont », « ces cellules puissantes qui, pour qu’un arbre continue à pousser et à fleurir, se rassemblent sur chaque branche et protègent le site où se rencontrent le vieux bois vigoureux et le nouveau bois vulnérable. Les cellules pont jouent un rôle essentiel de lien entre ce qui est et ce qui sera. »

Au Japon, cette notion de relation sempai-kôhai est très importante, dans la vie et non seulement dans les arts martiaux ou dans les écoles. Elle régit les rapports entre parents et enfants, employeurs et employés, et bien sûr maîtres et élèves. C’est une reconnaissance de la somme impressionnante d’expériences, de savoirs, de culture acquis au fil des ans, qui commande le respect que l’on doit aux gens plus âgés, à ceux qui ont plus de vécu.

Dans toute forme d’apprentissage, le sempai « adopte » un kôhai, et va jouer auprès de lui le rôle d’un protecteur, d’un formateur, d’un frère aîné ou encore d’un tuteur. Dans les arts martiaux, il a un rôle de relais de l’enseignement du professeur, le sensei, guide le kôhai dans l’apprentissage et explique ce qu’il n’aurait pas perçu.

Le sempai se doit aussi d’être un modèle dans la vie courante. Dans son comportement et sa façon de vivre, dans son attitude, il doit être digne de la vénération et du respect que son élève (celui qui suit), lui doit. Cela ne s’arrête pas aux bords des tatamis, ni à la durée de la relation ou de la leçon. Afin de permettre au sempai de jouer son rôle, le kôhai en retour doit être d’une fidélité sans défaut, d’une obéissance inconditionnelle et d’un respect absolu. Dans l’idéal, il devrait être comme une éponge, prêt à absorber la matière enseignée, ses nuances et ses subtilités que l’aîné est à même de lui transmettre.

Il arrive bien sûr que cette notion soit pervertie, que le sempai méprise et tarabuste le kôhai qui lui est confié, le traite comme un esclave. Dans l’autre sens, le kôhai peut se montrer indiscipliné, impoli, dédaigneux et peu réceptif à l’expérience et au désir d’aider de son sempai.

Ce qui est évident au Japon s’est peu à peu délité sous nos latitudes. L’éducation fondée principalement sur des règles strictes a laissé la place à la justification de chaque ordre, à la négociation, à la séduction. Éduquer, c’est donner à l’enfant, à l’étudiant, un certain nombre de règles de vie, afin que l’apprenant puisse vivre en harmonie avec la société qui l’entoure. L’enseignement et l’apprentissage sont difficiles, dans la mesure où l’aîné n’aime pas être considéré comme intransigeant ou tyrannique, et où l’élève ne veut pas être bridé dans sa propension naturelle au plaisir et à la transgression des interdits.

Afin que l’autorité puisse s’exercer de façon naturelle et simple, les règles doivent être énoncées par l’enseignant de façon ferme et déterminée, et relayée de même par le sempai, qui doit donner l’exemple. Il ne s’agit pas d’exiger servilité ou obséquiosité de la part du kôhai. Mais il est indispensable que l’élève soit bien conscient qu’il n’est pas sur un plan horizontal avec ses aînés. Il faut lui rappeler la verticalité de la relation, même si cela peut paraître absurde, tant c’est évident.

Il faut aussi aller à l’encontre du courant qui essaie de faire croire que seule la jeunesse est belle, que tout lui est permis et que rien n’est valable ou digne d’intérêt qui vient d’avant lui. Un enfant a dit récemment à son professeur quinquagénaire : « Madame, vous êtes (sic) pas bientôt à la retraite? Tout le monde sait bien qu’un cerveau de vieux, ça ne fonctionne pas aussi bien qu’un de jeune! » Cela se passe, hélas, de commentaire.

Or un sempai même très vieux, perclus de rhumatismes et d’arthrose, dont la mémoire parfois défaille, indique toujours le chemin. Sur le plan physique, nier les vicissitudes de l’âge, vouloir camoufler les peines et les injures de la sénescence, simuler la pérennité de la jeunesse revient à travestir la vérité, à faire croire que vieillir est honteux. Les blessures mal cicatrisées, les articulations douloureuses témoignent des heures passées à s’entraîner, comme les rides et les cheveux blancs racontent les peines et les joies. Il suffit d’en reconnaître la beauté.

Si le sempai est honnête, évite les pièges de la satisfaction de soi, l’inflation de l’ego et le mépris des autres, le kôhai doit pouvoir en tirer tout l’enseignement possible, avec déférence et humilité. Le respect, la curiosité et l’ouverture pour l’expérience des aînés lui permettront de progresser en évitant les errements qui l’empêcheraient de se respecter lui-même.

Suzanne Brunner

Merci à Chiba Sensei pour ses explications,
à Pascal Krieger pour la calligraphie et sa signification.
Sources : Tamura Sensei; Kenishi Yoshimura,
et Clarissa Pinkola Estés pour les “cellules pont”.