Pendant les premières années de mon cheminement d’Aïkidoka, j’ai apprécié de pouvoir découvrir et essayer des nouvelles techniques. J’ai beaucoup voyagé, je me suis entraînée sous la direction de différents maîtres dans des différents pays. Aujourd’hui, mon sac à dos est plein de techniques et je suis sûre que, au moment où je me trouverais en face de quelqu’un, la technique adéquate à la situation en sortirait toute seule.
Maintenant, je suis donc plutôt intéressée à explorer les diverses couches d’un mouvement en contact avec un partenaire et à découvrir et vivre le mouvement « naturel » au-delà de la forme.
Vivre en campagne
O Sensei a dit que notre chemin devrait s’appuyer sur trois piliers: la pratique quotidienne de l’Aïkido, le jardinage et le chemin spirituel.
Malheureusement, je n’ai presque rien entendu sur la signification du jardinage dans ma pratique de l’Aïkido. Je n’ai pas non plus trouvé de texte écrit ou de tradition orale sur le sujet. Dans cet essai, j’aimerais approfondir un peu cet aspect. D’autant que je vis depuis quelques années à la campagne, dans une petite maison avec un grand potager et avec beaucoup de fleurs et d’arbres. Le jardinage fait partie intégrante de ma vie et ma vie me semble être plus naturelle et complète comparée à celle d’avant, en ville. En travaillant dans mon jardin, je médite souvent sur les aspects communs de l’Aïkido et du jardinage et sur leur enrichissement réciproque.
O Sensei préférait la vie à la campagne à celle en ville. Nous connaissons sa tentative de créer une communauté agricole autarcique sur l’île de Hokkaido quand il était jeune. L’expérience a échoué pour diverses raisons. Dès 1935, Morihei a commencé à acheter du terrain à Iwama et espérait y ouvrir un Dojo. Bien qu’au début, sa vie et celle de sa famille aient été très modestes, il était très content puisqu’il vivait en rapport avec la nature, mère qui fait don de la vie. Un potager et des rizières faisaient partie du terrain à Iwama. O Sensei les cultivait ; il savait quand il fallait semer les plantes, les éclaircir et les récolter. Il aimait aussi admirer leur beauté.
Plus tard, quand des élèves vécurent comme uchideshi à Iwama, le jardinage faisait partie intégrante de leur vie quotidienne, à coté de l’entraînement régulier. Il existe une très belle photo de O Sensei, prise dans le jardin de l’écrin d’Iwama. Dans une main, il tient un arrosoir avec lequel il irrigue les fleurs. Son attitude est détendue, l’expression de son visage est presque celle d’un enfant. Il semble faire un avec la terre et les environs. Je dirais qu’il se meut complètement naturellement.
Laisser les formes derrière soi
Beaucoup de maîtres, du légendaire maître de sabre Yagyu Munenori (1571-1666), à Morihei Ueshiba, jusqu’à T.K. Chiba Sensei, pour en nommer quelques-uns, nous demandent de laisser les formes derrière nous et de bouger naturellement.
Mais, qu’est-ce que ça veut dire, bouger naturellement ? Cela semble évident et pourtant c’est une notion très difficile à saisir. Kisshomaru Ueshiba s’exprime de la manière suivante sur le sujet : « (…) je crois, que cela veut dire, comprendre précisément et directement en soi-même l’action de la nature, qui transperce l’univers et qui influence notre corps et notre vie. » (Kisshomaru Ueshiba, traduction de la version allemande „Der Geist des Aïkido“, 1993, p. 106). À un autre endroit il dit : « Si nous sommes complètement conscients de la manière dont les phénomènes naturels et leurs transformations influencent l’homme, nous savons aussi qu’ils sont liés d’une certaine manière à notre propre conception du sens de la vie » (p. 107).
C’est un fait manifeste que nous faisons partie de la nature. Pourtant les mots de Kisshomaru démontrent que cette vérité ne nous est ni naturelle ni consciente dans son sens profond. Plutôt, nous devons nous engager, dans un processus continu, à faire des efforts dans cette direction.
Hors-sol
Quand, dans ce texte, je parle de « nous », je pense en particulier aux habitants des pays riches et industrialisés. Beaucoup vivent aujourd’hui dans des villes ou des agglomérations. Peu nombreux sont ceux qui ont encore un rapport avec la production de la nourriture ou avec les cycles de la nature.
Nous trouvons en permanence dans les magasins des fruits et des légumes produits sur d’autres continents, dans d’autres zones climatiques et durant d’autres saisons que les nôtres. On nous propose en janvier des asperges du Pérou, en février les premières pommes de terre d’Israël, pendant tout l’hiver des poires d’Afrique du Sud. Nous considérons le temps et les saisons tout au plus comme un facteur (dérangeant) dans la planification de nos loisirs. Parallèlement, nous « créons » nos propres saisons en fuyant à Noël aux Caraïbes ou en réalisant le rêve d’un éternel été en achetant une maison au Sud. Avec les tomates, en janvier, nous essayons de pratiquer la magie en mettant l’été dans nos assiettes, même si ces pommes du paradis, comme on les appelle aussi, n’ont aucun goût, puisqu’elles n’étaient ni enracinées dans le sol ni mûries sous le soleil.
Elles sont cultivées hors-sol sous une lumière artificielle. La vie moderne est littéralement détachée de la terre et des conditions naturelles. Il nous manque les racines réelles et donc les liens sensuels avec les lieux où nous vivons. Nous vivons de plus en plus dans un monde dit civilisé et cultivé – ce qui veut dire un monde dominé et modelé par l’homme – et loin d’une vie naturelle.
Le jardin – clé vers la nature
Dans mon jardin, je vis avec les cycles de la nature. Tous mes sens, mes sentiments et mes émotions sont sollicités. Les yeux et les oreilles, le nez et la bouche, et bien sûr aussi le sens du toucher. Ce que je vois, entends, respire, goûte et ressens change au cours de la journée, de la nuit, des semaines et des mois. À travers les saisons, mes états d’âme se transforment aussi.
En printemps, avec la lumière croissante, je me sens tirée vers l’extérieur. Chaque année, la date du début des travaux peut changer. Parfois, au début mars, la terre est assez tiède et sèche pour préparer les planches en vue des premières semailles. Parfois, il faut attendre avril pour que je ne m’enfonce plus dans la terre humide. Il faut observer et être prête au bon moment pour réaliser l’action nécessaire, le prochain pas. Je ne peux pas contraindre la nature. Ma déception et mon impatience en mars ne sèchent ni ne réchauffent la terre, même si j’ai planifié une semaine de vacance pour le jardinage six mois à l’avance. Même si je ne veux pas l’admettre, la terre ne fera pas pousser la salade ou le fenouil, les grains ne germeront tout simplement pas, les plants dépériront.
Cela vaut tout au cours de l’année: il faut encore et toujours observer l’état des choses, examiner l’humidité, le vent, la chaleur. À travers de mes expériences des années précédentes et de celles de mes voisines plus âgées et plus expérimentées, j’apprends quelles plantes vont bien ensemble ; quels outils sont les mieux adaptés ; de combien d’espace une plante a besoin pour prospérer ; quand est venu le moment d’éclaircir, d’engraisser, d’arroser, de récolter.
Finalement, il faut tailler les vielles branches pour faire de la place aux nouvelles pousses et préparer le terrain pour le repos de l’hiver.
Comprendre les lois de la nature, les vivres et les transcender
Avec le travail quotidien dans le jardin, j’apprends les lois de la nature, je leur fais confiance, je les vis, je me sens une partie de la nature – je vis naturellement. Me lever quand le soleil se lève, me coucher quand il fait nuit, vivre avec les cycles de la nature.
Plus je fais l’expérience de la nature en vivant directement avec elle, plus elle me fascine avec ces incroyables merveilles qu’elle développe dans l’interaction complexe des éléments.
Le matin, les odeurs sont différentes de celles du soir ; les parfums changent selon que le temps est sec ou humide. Au printemps, pendant la saison des fleurs, les odeurs sont subtiles et charmantes. Le goût des premières herbes est frais, âcre et stimulant. Les haricots et les tomates, en été, sont pleins de soleil et rafraîchissent le corps. En automne avec le céleri, les betteraves, les carottes, les légumes au goût plutôt terreux dominent, légumes qui peuvent se conserver en cave et qui nous nourrissent et nous réchauffent pendant la période où la terre et la végétation sont au repos.
Par le jardinage, j’apprends donc les lois de la nature avec tous mes sens, je l’incorpore par la nourriture et finalement je les transcende.
Devenir et mourir
Mon respect envers la nature qui fait naître chaque année à nouveau le miracle du devenir, après une période de calme, de mort apparente, ce respect augmente au fur et à mesure que je me familiarise avec mon jardin. Je fais l’expérience concrète des périodes de calme, des périodes d’activité, des périodes d’attente. J’apprends à observer de mieux en mieux et je constate à quel point le temps et l’espace sont des conditions nécessaires pour que la vie puisse se développer.
Seul ce qui est enraciné peut se développer. Ce qui me semblait être évident pénètre – par le travail de la terre – dans mon corps, ma conscience et mon esprit. Je sens le Ki de la nature, le devenir et la mort perpétuel.
Le long de mon chemin de l’Aïki, j’ai toujours entendu dire que la signification de Aï était harmonie et amour. Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai intégré ces deux terme avec « la vie ». Je me suis longtemps frotté à la soi-disant contradiction selon laquelle on pouvait parler d’amour et de vie alors que les arts martiaux, y inclus l’Aïkido, sont liés à la mort.
Par le jardinage, j’apprends concrètement que la vie et la mort ne sont pas en contradiction, mais qu’elles correspondent aux cycles de la nature : sans vie pas de mort et sans mort pas de vie. De plus en plus la vie et la mort, le devenir et la disparition deviennent pour moi naturels.
Récemment j’ai appris par Daniel Brunner Sensei que le sens original de « Aï » était de s’adapter de manière optimale aux circonstances données pour assurer la survie. Dans notre monde civilisé et plein de sécurité, cette faculté n’est peut-être plus aussi indispensable qu’autrefois. Néanmoins, m’adapter au mieux aux circonstances, c’est ce que j’essaie de faire dans mon jardin comme sur les tatamis.
Dans l’Aïkido, nous essayons de prendre la place de l’autre, ou de ne pas le laisser envahir notre espace. Quand je travaille dans le jardin en envahissant la nature, quand je lui donne forme, je prends aussi ma place. Dans ce processus, il faut que je respecte les lois de la nature, que je m‘y adapte le mieux possible. Sans mes interventions, la nature reprendrait sa place, mon jardin deviendrait sauvage et quelques plantes prendraient rapidement le dessus. Un jardin, c’est une lutte et une recherche permanente de l’équilibre entre la nature et la culture.
Remarques finales
Que signifie donc « bouger naturellement » en partant des réflexions sur mon jardin ?
Bouger naturellement suppose que je vis naturellement, en accord avec la nature. Je connais l’endroit où je vis. Avec le jardinage, je m’unis en permanence, sensiblement, physiquement, concrètement avec la nature, durant toute l’année. Chaque moment est nouveau et unique. En permanence, je suis attentive, j’essaie, j’utilise mes expériences, celles de mes vieilles voisines et celles des générations précédentes. Le savoir et les compétences physiques sont indispensables pour commencer, et, en même temps, doivent laisser en permanence de la place à la remise en cause et à de nouvelles possibilités. Pour tout cela, il faut du temps, car les compétences et les capacités ne se développent pas du jour au lendemain ; de plus, elles ne sont pas acquises pour toujours.
C’est un processus permanent, il faut apprendre encore et encore. Chaque étape du jardinage vient en son temps. Être prête pour le moment juste devient une expérience profonde, devient la vie elle-même, devient la vie naturelle.
Bouger naturellement est le résultat d’une transformation du travail physique en plein air et au contact des éléments, en une attitude intérieure. Bouger naturellement signifie alors bouger en s’adaptant aux conditions données, avec les sens en alerte, comprendre les lois du devenir et de la mort «précisément et directement en soi-même», comme s’exprimait Kisshomaru.
Ursula Schaffner
Quelques réflexions à l’occasion de l’examen de 4e Dan, printemps 2007
Texte original en langue Allemande
Relecture de la version Française: Jacques Pictet