Je considère le terme Conscience martiale comme étant largement associé avec un type de réaction instinctive, une sensibilité spontanée, qui donnent lieu à des actions globalement naturelles.

Par nature, donc, ce genre d’action ne peut être prévu ou planifié à l’avance, mais il peut être conditionné en soi par une discipline qui, au fur et à mesure, pénétrera le subconscient, en attente de se manifester comme une réponse spontanée, instinctive, au bon moment. Ce genre de réponse est traditionnellement référé en tant que muso ken, c’est-à-dire « le sabre de la non conscience ou du non-soi », et indique la résolution du combat ou du conflit avec peu ou pas d’effort. Dans ces circonstances, l’on vient à se rendre compte de ce qui s’est produit seulement après l’exécution de l’action, comme si l’on avait rêvé (muso implique un état de rêve). Naturellement, muso ken est regardé comme le niveau psycho spirituel le plus élevé dans les arts martiaux, là où il n’y a plus conscience de soi, on est alors entièrement libéré de désir, d’anxiété, d’ambition, et autres notions créées par l’esprit conscient égocentrique. Muso ken est l’action exemplifiée dans une parfaite unité du corps et de l’esprit : entièreté et vivacité jointes dans une manifestation spontanée et simultanée.

Dès lors se pose la question de comment on peut se conditionner afin d’incorporer une conscience martiale plus élevée et atteindre l’état de muso ken. Je vais tenter de répondre à cette question à travers ma propre perspective et expérience.

En premier lieu, les sociétés contemporaines dans lesquelles la plupart d’entre nous vit aujourd’hui sont, en général, caractérisées par un niveau de sécurité qui était inconnu jusqu’à l’orée du vingtième siècle. Ceci à l’exception, bien sûr, des zones urbaines les plus défavorisées, et les régions marquées par les conflits civils ou militaires continus.

En dehors de ces exceptions notables, notre style de vie moderne, en général, nous a conditionnés à une approche de vie notoirement dépourvue de conscience martiale (et de son besoin), nous devons donc nous efforcer au mieux de développer cette conscience dans l’environnement de pratique du dojo.

La culture de cette conscience martiale requiert l’entraînement systématique et l’intégration à la fois des éléments physiques et psycho spirituels de l’individu. Dans les pages suivantes, je présenterai chaque élément séparément ; cependant j’avise le lecteur de ne pas tomber dans le piège du dualisme en concevant l’être comme deux entités, l’esprit et le corps. A mon avis, une telle dualité est une illusion et un obstacle à la compréhension sincère.

ELÉMENTS PSYCHO SPIRITUELS

A. L’esprit immuable
Kami Izumi no Kami (1557), fondateur de l’école Shinkage-Ryu, a écrit: « la manière de tenir le sabre peut sembler gauche et maladroite, mais même enseveli par une tonne de rochers, il est un maître. » J’encourage les élèves à méditer ce message, à le corréler avec leur vie et leur pratique, afin de chercher toute forme de discipline personnelle à même de promouvoir le développement de l’esprit immuable.

B. Vigilance
Reconnaître l’importance d’une tension mentale vivace et la présence d’un mental éveillé dans votre environnement de pratique. Assurez-vous qu’il n’y a pas de relâchement, de laxisme, et d’inattention de votre part.

C. Sincérité
Soyez sincères, honnêtes et âpres à la tâche. Vérifiez que les pensées et les émotions destructives, comme la haine, la colère, la jalousie, la malice, ne sont pas présentes dans la pratique. Si elles le sont, apprenez à les contrôler, car ce sont des forces qui aveuglent.

D. Esprit neuf (l’esprit du débutant)
Ayez l’esprit neuf à chaque cours, avec une conviction continue et sans cesse renouvelée que cela pourrait être la dernière opportunité de pratiquer de votre vie. Montrez votre gratitude et prenez du plaisir.

ELÉMENTS PHYSIQUES ET TECHNIQUES
L’étude et la maîtrise d’un art doivent être fondées sur les trois facteurs clés suivants:

A. Quand? (Timing)
Il existe trois niveaux d’initiation de l’action: sensen no sen (tôt), sen no sen (simultané), et go no sen (tardif). O Sensei mettait l’emphase sur sensen no sen dans son enseignement, surtout pour ce qui concerne l’attitude mentale, soit: “idainaru kogeki seishin o motsute,” ce qui signifie « avec un puissant esprit offensif ».

D’aucuns peuvent être surpris par cet aspect d’O Sensei, dans la mesure où beaucoup n’ont considéré qu’un seul côté de son enseignement et de son caractère : le côté plein de compassion d’un vieil illuminé, occultant complètement le fait qu’il était un pratiquant d’arts martiaux du plus haut niveau.

Dans un de ses journaux (probablement écrit alors qu’il avait la cinquantaine) il écrit : « je dois l’avoir avant qu’il m’ait ». À ce jour nous ne savons pas à qui O Sensei faisait référence, mais il était clairement impliqué dans une situation intense, où il était conscient de l’ombre approchante d’un ennemi ayant l’intention de tuer O Sensei si ce dernier ne « l’avait » pas avant.

B. Où? (Espace)
La question de “où” indique à la fois une distance physique et psychologique, le ma aï, en plus de l’angle et la position lors de la rencontre avec un opposant. Le premier objectif est de rendre inefficace sa première offensive, en le déstabilisant physiquement et psychologiquement, sans pour autant créer d’ouverture vulnérable à une contre-offensive.

Ceci est en règle générale nommé « principe d’harmonie », « principe de non-résistance » ou simplement « aïki », ce qui n’est rien moins que la totalité des principes techniques, philosophiques et éthiques de l’art. Il va sans dire que ces principes ne doivent jamais être pris à la légère.

C. Quoi? (Réponse)
Cet élément implique l’utilisation adroite et efficace de techniques physiques adaptées aux circonstances. Ceci ne peut être accompli sans avoir atteint les deux précédents niveaux, dans l’ordre.

Je considère tout ce qui est décrit ci-dessus comme l’essence de l’enseignement de O Sensei. Durant le temps que j’ai passé avec lui, il n’avait pas de structure à son système ou ses cours, ayant plutôt préféré laisser ses enseignements se développer de leur propre chef et découler spontanément de ses démonstrations. Il me semblait souvent être en contradiction avec lui-même, me laissant dans un état de confusion. Par exemple à de nombreuses reprises, il me dit : « Tu dois te discipliner du mieux que tu peux dans les arts martiaux, mais ne les enseigne (ou expose) à personne. » Après avoir médité sur ces mots pendant près d’un demi-siècle, je ne comprends toujours pas ce qu’il voulait dire.

Dans le cadre de ma relation personnelle avec O Sensei, il exprimait rarement l’intention de m’enseigner quelque chose avec des mots ou des actions, et paraissait plutôt ne guère s’en préoccuper, excepté en quelques rares occasions.

Je lui sus immensément gré de sa compassion, en une de ces très rares occasions, survenue en 1961, après que j’aie ouvert le premier dojo satellite du Hombu dans la ville de Nagoya. Il arriva un jour à Nagoya (chose qu’il ne faisait pratiquement jamais) et appela pour dire qu’il était là. J’allai immédiatement l’accueillir et lui présenter mes respects, à l’auberge où il était descendu avec d’autres cadres de l’organisation. Après que tout le monde eût quitté la pièce, il me fit asseoir et me soumis la question suivante : « comment atteint-on le centre d’un cercle ? » Je pris cela comme un koan et commençai à le mâchouiller et le digérer, jour et nuit, sous toutes les coutures. A peu près trois ans plus tard, j’eu la réponse. Je n’oublierai jamais le sentiment de joie et d’excitation que je ressentis alors ; ce fut une percée majeure dans ma pratique. J’étais un Sandan de 21 ans, et j’avais été son élève depuis un peu plus de trois ans. Je ne suis pas allé le voir pour lui parler de ma prise de conscience, pensant que ce devait être évident pour lui, par la façon dont je me comportais lors de nos rencontres à partir de cet instant. Je ne m’en rendais pas compte alors, mais après notre séparation, en 1966, lorsque je partis pour l’Angleterre, je compris que le simple fait d’être avec lui, en tant que personne, constituait l’entraînement et l’éducation les plus valables qui soient.

Le processus de description de ces souvenirs me force à admettre que je suis néanmoins passé par des périodes sombres, difficiles et déprimantes au cours de mes années en tant que disciple d’O Sensei. Je suis persuadé que tout le monde traverse des crises de foi et de conviction, au cours desquelles on perd le sens et le but des choses, et l’on se sent prêt à tout abandonner. J’ai eu la bonne fortune de bénéficier de mon maître de Zen qui, lorsque je venais chercher refuge sous son aile protectrice, sut me guider adroitement à travers les crises, et m’encouragea à retourner là d’où j’étais vraiment.

En conclusion de ce paragraphe, je voudrais faire part de mes observations de l’aïkido dans la société contemporaine. Aussi splendide et bien exécutée que soit la technique d’un pratiquant, en l’absence des trois éléments mentionnés ci-dessus (quand, où, comment) je considère que ce qu’il (ou elle) fait représente une certaine dérive, s’éloignant des aspects martiaux de l’aïkido.

Je peux apprécier la compétence et les efforts accumulés, derrière les mouvements, mais ils m’apparaissent alors comme une fascinante démonstration de nage sur de la terre ferme. Je considère l’aïkido comme plus juste qu’une autre forme martiale, car sa valeur transcende les frontières et les limitations inhérentes aux formes martiales.

Si on le traite simplement comme une adorable fleur de la tradition, faite uniquement pour le plaisir des sens, et qu’on ignore, ou néglige, les racines noueuses qui plongent profondément dans le sol pour donner vie à la fleur, on perdra quelque chose de vital : le nutriment essentiel dans notre effort constant d’étude de l’art. Ma perspective est que ce qui rend les choses saines est l’existence d’éléments opposés à l’intérieur d’une entité, donnant naissance à une tension active et un dynamisme créatif. Après tout, un art martial est une dialectique dans laquelle deux forces opposées se rencontrent et s’intègrent pour créer quelque chose de plus grand que leur somme.

Ce qui sera créé lors de cette intégration dialectique dépendra au bout du compte de là où est placée la plus grande emphase : sur l’harmonie ou sur le conflit. Avec cela en tête, je vous demande : qu’est ce que l’harmonie sans conflit ? Qu’est ce que le conflit sans harmonie ? Est-ce que simplifier le problème nous amène à une solution créative ?

L’étude diligente des facteurs que j’ai décrits dans les pages précédentes est nécessaire pour le développement d’un bon enseignant dans notre école, mais promouvoir cette prise de conscience est également nécessaire pour tous les pratiquants, en incluant les ceintures noires bien sûr. Au fond, ce qui compte est une fondation profonde dans la pratique, non limitée aux aspects physiques et visuels de l’art, mais enracinée dans l’essence de l’aïkido, produit de siècles de recherches et d’efforts humains. “Une perspective étendue des Quand Quoi et Où comme étude fondatrice pour les enseignants en tant que leaders de notre communauté”.

L’existence du légendaire stratège, tacticien Chinois Sun Tzu, expert en conflits humains (400 av. JC ) fut attestée lorsque son livre « l’art de la guerre » fut déterré en Chine en 1972. Il y écrit « avant qu’une action militaire puisse avoir du succès, trois conditions doivent être réunies : tenno-toki, chi-no-ri, hi-to-no-wa

Ten-no-toki, se traduit par « moment du ciel », c’est-à-dire avoir le consentement ou l’approbation du ciel, être en accord avec les Dieux, ou selon ma définition être en harmonie avec la raison ou la justice du ciel. Selon moi, la raison de déclarer la guerre devrait être basée sur des principes au-delà des désirs humains ou des ambitions égocentriques.

Chi-no-Ri se traduit par « l’avantage des conditions géographiques », et implique une connaissance de tous les aspects de l’ennemi, particulièrement les conditions du terrain (environnement) qui présentent des faiblesses, afin de pouvoir les utiliser comme des armes contre lui (l’implication plus profonde étant que l’on doit se connaître soi-même aussi bien que l’on connaît l’ennemi). Chi-no-Ri ne s’applique cependant pas qu’aux conditions géographiques ; je l’interprète de manière plus large, comme indiquant la nature matérielle, technique et visible d’une chose pouvant représenter une source de force ou de faiblesse.

Hito no wa, “l’harmonie entre les peuples” connote l’unité interne et la force d’une communauté. Ce qui unit un peuple est un sens partagé de la justice qui rend possible de donner le support moral nécessaire pour gagner la guerre. Par conséquent, la réunion du ciel et de la terre ressemble au peuple tel un pont connectant la saison du ciel et la condition matérielle, manifestant une harmonie totale.

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Les deux traits horizontaux indiquent le ciel et la terre, et deux humains posant devant, tels un pont, l’implication étant que les humains doivent se supporter l’un l’autre afin de « tenir », c’est-à-dire de fonctionner en société. On peut se demander pourquoi j’ai choisi d’aborder ce sujet de manière si détaillée, au milieu d’un traité sur les arts martiaux apparemment sans rapport. Mon but est simplement d’apporter une perspective différente à un sujet qui me concerne de manière immédiate, à savoir : le développement et la culture du leadership dans notre organisation et notre communauté.

Un système d’applications techniques dans notre école
Au cours des dernières années, alors que je contemplais mes quarante-neuf années en tant qu‘enseignant et élève d’O Sensei, je suis parvenu à la conclusion que les « cinq piliers » suivants étaient un enseignement essentiel pour tous les professeurs sincères de notre école. J’ai mis en exergue ces aspects fondamentaux, ces piliers, pendant mes cours durant de nombreuses années, mais ça n’est que récemment que je les ai organisés et systématisés, pour faciliter les recherches constantes de nos élèves. On peut déjà voir ces éléments en action dans la pratique de nos membres, en particulier les hauts gradés, et je me rends compte que, en résultante, beaucoup d’attention externe est portée sur notre école. Par conséquent, je crois qu’il est bon, non seulement de maintenir cette réputation mais de s’attacher à la polir et la raffiner. Nous parlons souvent de la « transmission de l’art », néanmoins nous devons clairement définir ce que nous souhaitons transmettre, tout en sachant que nous courons le risque de « déconstruire » notre art en une série de détails insignifiants, perdant alors la globalité de sa vie.

Les cinq piliers

  1. Centré
  2. Connecté
  3. Intègre
  4. Vivant
  5. Ouvert

Ces cinq éléments/piliers sont inséparables et doivent être développés de manière progressive. On doit comprendre alors que le développement de chacun (ou l’absence de développement) affectera l’ensemble d’une manière visuellement identifiable. L’ordre dans lequel je les ai exprimés ci-dessus est plus ou moins l’ordre de progression naturelle d’une « étape » à la suivante, cependant des différences de développement peuvent être perçues et appréciées.

Une progression naturelle apparaîtra ainsi : (1) Lorsque l’on est capable de définir le centre physique alors (2) on est enclin à trouver une connexion avec le reste du corps comme un tout organiquement fonctionnel, avec prise de conscience des parties, amenant à (3) une réalisation du corps comme une seule entité unifiée, non disloquée en plusieurs morceaux, pouvant alors faire agir le potentiel de puissance, jusqu’alors intouché, d’un corps unifié qui (4) activera la force de vie essentielle manifestée par un caractère fortement vivant, culminant en (5) réification des vertus psycho spirituelles telles qu’humilité, réceptivité, modestie, etc., nécessaires pour amener notre art à son plus haut niveau.

Pendant l’étape 4 (vivant), le pratiquant ressent fréquemment une sensation de plaisir et de joie à la découverte d’un potentiel préalablement caché, expérience souvent accompagnée d’un sentiment de sécurité alors qu’il devient de plus en plus libéré de la peur de se blesser à l’entraînement (à mon avis, les blessures à l’entraînement sont en grande partie la résultante d’un pratiquant laissant son corps agir de manière fragmentée : réagissant avec seulement une portion limitée du corps au lieu de répondre ou dévier avec un corps unifié).

De la même manière, l’étape 5, l’ouverture, est à la fois créée et caractérisée par une forte corrélation entre corps et esprit. A ce stade, les aspects mentaux et physiques se répondent et se stimulent mutuellement en un développement quasi-simultané, attestant mon point de vue, précédemment exposé, que la nature substantielle des humains ne peut être divisée en deux entités distinctes. De plus, l’étape connecté précédant l’étape du vivant, s’étend après sur ouvert dans un sens interne de connexion qui couvre à la fois la relation immédiate avec le partenaire d’entraînement et le monde objectif externe dans sa totalité.

Ce que j’ai exprimé dans les lignes qui précédent est, bien sûr, un idéal de progression ; il serait déraisonnable d’espérer que tout le monde se développe exactement comme décrit, mais il est toujours bon de comprendre l’idéal afin qu’il puisse, peut-être, graduellement influencer le réel. Ainsi se pose la question de ce qui doit exactement être transmis et comment.

La transmission de cœur à cœur
La transmission de cœur à cœur est connue en Japonais sous le nom de i shin den shin, c’est-à- dire : par ou à travers.
Shin – Cœur, Esprit
Den – Communiquer, passer, transmettre
Shin – Coeur, Esprit

Pris comme un tout, cette phrase signifie communiquer avec, ou passer quelque chose de cœur à cœur, sans s’appuyer sur aucun mot. Ce concept reflète une notion similaire en aïkido, connue sous le nom de kimusubi, ce qui signifie « unifier ou devenir un avec son ennemi à travers l’esprit ou le ki » ou « établir le contact à travers la conscience avant que le contact physique se produise » indiquant un besoin de prendre une initiative mentale positive dans le contact.

Un exemple socioculturel spécifique de ce type de communication peut être trouvé dans la notion japonaise de hara gei, signifiant « l’art du ventre ou de l’abdomen » ou « la parole du ventre ». Pour digresser légèrement, l’image classique du mâle japonais est celle d’un homme sans expression, sans émotion, réservé, opiniâtre et déterminé, de qui émane une dignité ; l’image du bushi samouraï1. Avec cette image en mémoire, hara-gei fut considéré comme une vertu essentielle dans la formation du caractère d’un homme, néanmoins en nos temps modernes de changements technologiques rapides, ces idées ont été éclipsées par des formes de communication plus matérielles et mécanistes.

Il n’en reste pas moins que les disciplines culturelles traditionnelles demeurent ancrées avec ténacité dans la conscience collective japonaise. Le concept de i shin den shin est considéré comme un aspect significatif de la culture japonaise, et il est également connu sous les termes de tanden et jikiden. Tanden se réfère spécifiquement à une transmission unique d’une personne à l’autre, alors que jikiden implique une transmission directe, pure et authentique le long d’un certain lignage.

Aussi intangible que soit le concept i shin den shin, cette transmission de cœur à cœur est vitale à notre tâche de transmission de l’art à travers les générations. Si elle était absente de notre propre recherche (indépendamment du niveau technique atteint) cela reviendrait à greffer une jeune plante sur un arbre mourant.

Ici encore se pose la question de ce qui doit être transmis et comment. Il n’y a pas de réponse simple, surtout sur la question de comment la transmission peut se produire ou être engendrée, dans la mesure où le sujet refuse une approche intellectuelle ou une analyse théorique. Le processus ne peut être forcé par des moyens mécaniques, mais doit se produire de manière naturelle, comme de l’eau coulant d’une hauteur vers un bassin plus bas. Je sais que la mise en place de cette transmission n’est pas impossible, car un nombre incalculable de personnes dans le passé et le présent l’ont reçue et prodiguée.

Plusieurs expériences de cette nature sont rapportées dans le livre de J. Yamada Dai Nippon Kendo Shi (Grande Histoire de l’Art du Sabre Japonais, 1925), où sont racontés de nombreux et touchants exemples de i shin den shin entre maître et disciple. Je considère ce phénomène comme un élément essentiel dans la dissémination de cette discipline Japonaise traditionnelle.

Je voudrais citer l’essai du Docteur Amnon Tzechovoy dans la dernière édition de Shiun (Vol. 5, No. 1): « …mais notre transmission implique non seulement une transformation corporelle, elle demande aussi une transformation éthique du corps dans le domaine de la valeur et de l’esprit. »

Je pense qu’il a raison, et j’espère sincèrement que c’est ce qui nous arrive : que dans cette transformation physique existent les graines d’une transformation éthique et spirituelle. Cela étant, et au risque de paraître par trop fataliste, je me trouve dernièrement dans une perspective penchant vers la conclusion que cette transmission de « cœur à cœur » entre deux individus repose sur une « maturité du cœur », ou peut-être un karma2 entre les deux. Le cœur doit « être là » au départ, c’est-à-dire mûr, prêt et ouvert, afin de permettre une rencontre signifiante. En d’autres termes, il doit exister un ensemble de conditions et de circonstances accumulées à travers le temps et l’espace, culminant dans la présence de deux cœurs qui soient mûrs, prêts et ouverts. C’est ce à quoi je faisais référence en tant que rencontre karmique.

Cela ne peut être forcé, mais est activé par une volonté divine, si l’on peut dire. Comme nous l’avons dit précédemment, il existe de nombreuses expressions touchantes de ce type de communication, rapportées dans les histoires de disciplines associées (Zen et Chine et au Japon, arts martiaux, thé, etc.) où il se trouve que toutes les barrières artificielles sont dissoutes et qu’il n’existe plus alors de maître ou de disciple, mais où chacun voit l’autre comme un individu entier et complet, de maître à maître. Ce phénomène est connu sous le vocable de ainuke, c’est-à-dire une « traversée mutuelle », par opposition à aiuchi, mort mutuelle. Lorsque ainuke se produit, le disciple est alors prêt à se tenir droit tout seul, la transmission est complète, et il est monté sur les épaules du Maître.

À mon avis, le côté philosophique des arts martiaux est à la base une dialectique. C’est une voie/discipline qui traite de deux forces opposées, c’est-à-dire Moi contre Lui (ou Elle), dominer ou être dominé, tuer ou être tué, la vie ou la mort, dont la présence crée une tension dynamique. C’est seulement lorsque la situation de conflit peut être résolue de manière créative et constructive, qu’une reconnaissance mutuelle de coexistence peut être réalisée et une véritable vénération de la vie atteinte. Voilà la sublime expression du principe Aïki.

Ainuke = aïki.

Je comprends la réalité du karma positif (ordre) et négatif (chaos) dans nos relations, mais tout ce que nous pouvons faire est faire de notre mieux, de la façon la plus altruiste, sans attente de récompense ni d’attachement au résultat. Nous devons tout laisser dans les mains de la raison céleste, la main divine pour ainsi dire. Je crois qu’il n’y a pas d’autres possibilités.

Conclusion
Je ne prends en général pas les rencontres humaines à la légère. Je regarde toute personne assise ou debout devant moi avec grand intérêt, car elle représente la cristallisation d’innombrables vies, de nombreuses générations, races, cultures, formes, événements et histoire personnelle. Ceci pousse mon imagination aux limites du temps infini et des vastes espaces, et je commence à sentir les nombreux âges et les grandes distances qu’elle a traversés jusqu’à notre rencontre. Il n’y a pas de coïncidence à cette rencontre, car je le vois comme inévitable dans nos destinées mutuelles distinctes. Quel qu’il ou elle soit, je considère cet individu comme kami3, la matérialisation et représentation du mythe particulier auquel il appartient, le produit d’un constant flot de vie, et le souffle d’une force vitale éternelle se manifestant ici et maintenant. Je considère cette personne comme un miracle, bien que pas mystérieux à mes yeux. Je la reçois avec dans le cœur les plus profonds vœux de gratitude pour l’opportunité que cette rencontre m’offre.

Lorsque je vois un large groupe de personnes, je vois une congrégation de kami, chacun se trouvant sur une plateforme céleste, ici et maintenant, et chacun représentant son ou ses mythes particuliers (tout comme moi), je prie pour que cette rencontre soit une expérience riche, qui contribue à un progrès intérieur, indépendamment des apparences superficielles.

Je commence chaque classe avec une prière silencieuse de cinq minutes, que je dédie au trois déités les plus précieuses et significatives pour moi. Cette pratique est d’autant plus importante pour moi quand je conduis l’ouverture d’un Dojo de notre école.

La première prière est dédiée au kami qui siège au centre de l’Univers. Je n’ai pas d’intérêt à l’identifier en une forme, et me refuse à le personnaliser. Je le reconnais en mon fort intérieur comme une chose intangible : la raison originelle, la motivation de l’omniprésent, la constante force de vie4 et le souffle qui réside dans chaque être et élément de l’Univers. Essentiellement, ma prière représente ma reddition totale sur le contrôle de ma destinée face à l’œuvre du kami et pour le plus grand bien, quelque soit la forme qu’il prenne.

La seconde prière est offerte aux kami locaux, ceux qui sont en charge et se sont occupés du lieu, leur demandant la permission d’occuper leur territoire et utiliser le lieu pour un certain temps, étant entendu que j’en prendrai soin de mon mieux. En même temps je les réconforte pour amoindrir leur souffrance pour les sacrifices qu’ils ont fait au cours de l’histoire.

La troisième prière va à l’esprit d’O Sensei, le fondateur de l’aïkido et mon professeur, dont l’affection et les enseignements sont inestimables dans ma vie et pour ce que je suis aujourd’hui. Je le remercie avec gratitude tout en cherchant ses conseils sous toutes leurs formes.

La dernière prière est offerte aux esprits des individus du passé et du présent, qui ont été indirectement ou directement impliqués dans la création et le développement de la Voie de l’aïki, pour les remercier de leurs contributions et les sacrifices qu’ils ont faits. Dans cette prière, je visualise le temple d’aiki où tous les individus mentionnés sont spiritualisés en tant que kami.

Ces prières sont conduites de manière silencieuse, en un rituel shinto nommé norito. Je ne prétends pas appartenir à une quelconque secte, et je n’ai pas non plus l’intention de devenir un shinto-ka (pratiquant du shinto). Je suis simplement Japonais.

Post-scriptum
Pour conclure cette longue note, j’ai éprouvé quelques hésitations à incorporer la section de conclusion, car elle est profondément personnelle. Après une profonde réflexion, j’ai décidé de l’inclure, au nom de sa relation avec le reste du texte. En fait, je la considère comme l’épine dorsale de tout mon écrit, et dans le dessein d’être clairement compris par les enseignants de notre école, je crois que je dois révéler ces croyances qui sont la source de mon enseignement, dans la mesure où il n’y a pas de distinction entre le personnel et l’officiel : c’est moi, moi-même.

T.K. Chiba
Extrait de Shiun, Volume 5, N°2, 2007

Notes
1 Bushi-samurai – Une expression de la tradition orale à laquelle j’ai été habitué dans ma jeunesse, qui signifie “ montrer ses dents une fois tous les trios jours est suffisant” ou encore “Ne parle pas, ne ris pas, ne pleure pas…”

2 À mon avis, le karma n’est pas totalement fixé, immuable ou inchangeable. Pour le meilleur ou le pire, il peut être orienté, défié, ou encouragé par des efforts conscients ou inconscients, dépendant du niveau de conscience de chacun. Appliqué aux relations humaines, il existe deux sortes de karma : ordonné (positive) et inversé ou chaotique (négatif).

3 Kami or Kami-sama est un terme Shinto qui désigne “Dieu”, “le Divin”, ou “l’Esprit” dans un contexte panthéiste ou animiste (le Shintoïsme est généralement vu comme animiste par ceux qui sont en dehors de sa tradition et sa pratique). C’est un concept qui a profondément influencé la fondation même du style de vie Japonais et sa perception du monde.

4 La “force de vie” est exprimée par ki en Japonais, et c’est le tout premier élément de aiki. Tel que je l’entends, le Ki est une manifestation du soufflé, ou une signe de vie. Dans un des classiques du Kito-ryu jyujitsu (Ecole fondée par M. Terada vers la fin du XVIIIème), il zist un proverbe secret disant « Là ou l’esprit se concentre, le ki arrive ; Là ou le ki arrive, se trouve la force de vie. ». Si en effet il existe une certaine force ou énergie Impliquée dans la création de l’univers, il doit exister une sorte d’intention, de motif, ou de raison d’où cette force tient son origine. Je nomme cette intention la « volonté de vie”, ou la “raison céleste” qui est omniprésente et évidente dans toute chose, animée ou inanimée.