Le dohyô est un espace étrange. Ce cercle de quelque quatre mètres et demi de diamètre recèle en lui toutes les ressources pour vaincre et, en même temps, autant de pièges qui mènent à la défaite. A partir du centre, la distance à franchir est d’à peine deux mètres vingt-cinq si l’on est expulsé en ligne droite. Et pourtant, quand on tourne en rond le long de sa lisière, on peut continuer indéfiniment sans jamais en sortir. L’espace, aussi délimité matériellement soit-il, est en même temps infini.

Les premiers facteurs qui conditionnent l’issue du combat se nomment vitesse, poids, force – bref, tout ce qui relève du corps, du « physique ». C’est pourquoi je me suis toujours efforcé à tout prix d’augmenter mon poids et j’ai travaillé ma musculature pour me doter d’une réserve de puissance.

Quand deux adversaires se trouvent à égalité pour la vitesse est le poids, c’est la « technique » qui entre en ligne de compte. Cet aspect repose sur le mouvement de base du Sumo qui consiste à serrer ses coudes contre son corps, à se coller contre l’autre en position basse et à avancer en gardant ses deux pieds en contact avec le sol. Se sont là des choses simples qui semblent aller de soi. Mais en réalité, il n’est pas si facile d’assimiler ces mouvements de manière parfaite, jusqu’à en faire une seconde nature. Une fois cette étape franchie, il convient de créer son style personnel de lutte qui, permet une victoire sûre dès que l’on aboutit à la posture qui vous est propre.

Bien sûr, c’est important d’étudier la technique de son adversaire en examinant et en réexaminant les bandes vidéo de ses combats, et de réfléchir à la tactique adoptée dès l’assaut initial. Mais tout cela ne compte que jusqu’au moment du shikiri ce temps de concentration qui précède le combat. Dès l’instant où l’arbitre, avec son éventail, donne le signal du départ, la réflexion n’est plus assez rapide pour faire face à la situation. Il faut que le corps réagisse spontanément, avant que l’esprit n’ait eu le temps de penser.

La durée moyenne d’un combat est de cinq à sept secondes. Pendant ce temps, le lutteur ne respire pas. L’homme qui arrête son souffle est capable de déployer en un éclair toute la force contenue en lui.

Qu’en est-il alors quand le combat se prolonge et que les deux lutteurs s’immobilisent, plaqués l’un contre l’autre ? On me demande souvent ce que je regarde à ce moment là. La vérité est que je ne regarde rien. Si mes yeux restent ouverts, mon regard, matériellement, doit bien se poser quelque part. Cependant, toutes mes facultés de perceptions sont concentrées sur le souffle de l’autre. Je guette le moment précis dans le rythme de sa respiration – ce moment décisif où il devient soudain vulnérable – pour l’ébranler par la technique appropriée. Ce facteur temporel est difficile à faire ressentir avec des mots. Même la pensée qui frôle l’esprit est trop lente. Il n’y a pas de place pour penser. A l’instant même où l’on sent le moment venir – ou plutôt, un éclair de temps avant cet instant –, le corps doit réagir.

Si le « physique » et la « technique » sont de même niveau entre deux protagonistes, c’est alors le « spirituel » qui intervient. Dans la pratique, il n’existe pas en général de disparité physique ou technique capitale entre des champions confirmés. Dans la lutte entre deux adversaires de force sensiblement égale, ce qui fait la différence entre le ciel et la terre ne peut provenir que de leur énergie morale, de leur combativité et de leur soif insatiable de se dépasser. Quand l’énergie est à son paroxysme, le corps de l’adversaire paraît tout petit. La durée du shikiri, ce rituel de préparation au combat, semble étrangement courte. Si, pendant ces préparatifs, on a conscience en fixant l’autre de vouloir le dominer ou que l’on se sent troublé par son regard, l’état spirituel ne peut pas être qualifié de satisfaisant. Quand on se trouve au summum de sa force spirituelle on ne fait que contempler l’adversaire en enveloppant du regard l’ensemble de son corps. A celui qui parvient à l’absorber en soi globalement, dans tout son être, comme faisant partie de soi-même, la victoire est acquise d’avance à cet instant précis.

Une lutte qui ne dure même pas dix secondes, déployée dans un espace qui ne mesure même pas cinq mètres… Mais ce combat symbolise la vie entière du lutteur, en cet espace qui cristallise le long cheminement qu’il a parcouru pour parvenir jusque-là.

En portant un regard en arrière sur ma carrière, je ressens de plus en plus fort que le dohyô est un espace étrange.
Tokyo, automne 1996

Kirishima Kazuhiro,
Mémoires d’un lutteur de Sumô
Editions Philippe Picquier, 1998